Le BEAU

 

  1. Qu'est-ce que le beau ?
    1. Beauté, plénitude de l'être.

Qu'est donc le beau ?

S'il est ce que chacun ose en dire, sans qu'aucune autre norme soit nécessaire, il est clair qu'un pareil argument, loin d'être une définition du beau, en détruit le concept; les innombrables contradictions qui se manifestent à son égard rendant impossible la moindre formulation. S'il n'est de beau que selon le goût de chacun, loin de le définir, cela le rend vain. Tout comme serait vain le code de la route s'il était ramené à la libre fantaisie manœuvrière de chaque conducteur. Il faudrait, dans ce cas, non dire qu'il est affaire de goût individuel. Il faudrait dire que le code de la route a cessé d'exister. Une norme qui change et peut changer d'un individu à l'autre n'est pas une norme. Elle n'est rien. Dire que le beau tient seulement à l'opinion que chacun s'en fait, revient à dire que le beau n'existe pas. Et si l'on veut être honnête, ce n'est pas: «ceci est beau» qu'il faut dire, mais: «ceci me plaît ». Simple formule de goût. Expression d'un sentiment strictement individuel. Tel qu'il ne concerne que celui qui l'éprouve. (Jean Ousset)

 

Mais qu'est-ce que le beau? Y a-t-il de cette notion une approche objective?

Les philosophes nous disent que « Le beau est l'éclat du vrai », que « La beauté n'est pas un ornement surajouté, mais l'être même dans sa plénitude, que la beauté c'est la plénitude de l'être », que « L'être est toujours une splendeur, une participation à la splendeur divine». Magnifique, splendide, extraordinaire, merveilleux, génial, super, tels sont les superlatifs qui viennent aux lèvres quand on se trouve en présence du beau. On exprime ainsi un sentiment de plénitude absolue et un désir de contempler un moment de perfection dont on souhaiterait qu'il se prolonge. On s'arrête, on voudrait fixer cet instantané de beauté sur la pellicule ou la bande magnétique. On ne se lasse pas d'admirer en silence, ou de se répandre en exclamations, selon le tempérament.

Cette idée de plénitude nous paraît incontestable chaque fois qu'à tort ou à raison quelqu'un parle de «beau ». Idée de plénitude qui est remarquable dans les expressions si évocatrices du langage familier: «une belle grimace» - «une belle canaille» - « un beau massacre» - « un beau chahut» - «il est bel et bien ruiné ». Les médecins ne parlent-ils pas d'un «beau cas », d'une «belle cirrhose ». Notion de plénitude toujours !

Que voulons-nous dire, en effet, quand nous parlons d'une « belle grimace », sinon qu'elle est pleinement grimace, affreuse, déformante à souhait. L'état de celui qu'on déclare «bel et bien ruiné» étant qu'il l'est totalement, désormais sans un sou. Pour ce qui est d'une «belle canaille », même idée de surabondance dans la canaillerie. Il s'agit sans nul doute d'un fieffé coquin. Quant à «beau massacre» et à « beau chahut », il est clair que par ces expressions on laisse entendre que le premier a laissé très peu de survivants, que la cacophonie était totale dans le second.

 

 « Il faut qu'une belle porte soit d'abord une porte. Si un siège n'est point fait pour qu'on y soit bien assis, il ne sera jamais beau. L'utile va toujours devant, et l'artiste est d'abord artisan ... Le beau ne fleurit que sur l'utile ... »  Alain, Préliminaires à l'esthétique, p.176.

 

    1. Beau et joli.

 

Le joli ne s'adresse qu'à l'œil, c'est un plaisir sensuel.

Pour Jean Ousset un objet peut être beau sans être joli et inversement.

Soit l'exemple d'un champ de blé plein de bleuets, chardons, coquelicots et autres fleurs sauvages. « Que c'est beau ! » s'écrie le citadin. Erreur! Un tel champ de blé peut offrir aux yeux un jeu de couleurs agréables. Un paysan, pourtant, ne dira jamais que c'est là un beau champ de blé, parce que le paysan sait que ces fleurs, si admirées des touristes en vacances, sont en réalité de mauvaises herbes, parasites menaçant la moisson.

Nul doute que si un champ de blé avait pour fin de « faire joli» dans le paysage, coquelicots, chardons et bleuets en seraient les accessoires obligés. Mais qui osera dire que ce soit là le but de celui qui laboure et qui sème? Un «beau» champ de blé est donc un de ces champs où n'apparaît que le blond des épis ondulant comme une mer au souffle du vent. «C'est beaucoup moins joli », diront les midinettes! Elles ont peut-être raison. Et encore! La difficulté est-elle si grande qui consiste à trouver belle, incomparablement, l'homogène frondaison des épis dans leur moire d'or? Sens du beau qui enivre non plus les sens mais l'âme.

On pourrait sans doute raisonner pareil pour la musique….

 

    1. Universalité du beau.

Si nous étions menés simplement par la nécessité de nous vêtir et de nous nourrir, nous n'aurions jamais dépassé le stade de l'homme des cavernes. La part de nécessité devient très réduite, et la part de plaisir de plus en plus grande au fur et à mesure que la civilisation progresse. Il y a donc à la racine de l'activité de l'homme une autre dimension qui est le goût du gratuit, de la qualité, le goût de cette surabondance ou de cette plénitude qui s'appelle magnificence ou encore beauté. Rien n'est plus universel que ce désir. Rien n'est plus humain. On le retrouve partout, en tout, pour tous, toujours.

Partout

Le besoin de la beauté n'est pas réservé à quelques nations qui sont culturellement riches ou développées. L'homme met son amour dans toutes ses activités et crée ainsi de la beauté. L'activité utile et le besoin de l'utilité ne nous distinguent pas des animaux: fourmis ou abeilles s'organisent. L'entraide matérielle n'est pas non plus en elle-même significative d'une société humaine. Mais ce qui la distingue totalement, c'est la qualité qui s'ajoute aux gestes et aux choses et leur donne du prix. Comme le soulignait Jean-Paul 11(5): « L 'homme vit d'une vie vraiment humaine grâce à la culture. La vie humaine est culture en ce sens aussi que l'homme se distingue et se différencie à travers elle de tout ce qui existe par ailleurs dans le monde visible: l'homme ne peut se passer de culture».

Ainsi, par le beau, par dessus les diversités des cultures et des civilisations est le lien qui transcende les nations, et le sentiment dans lequel l'humanité entière peut communier.

En tout

Le besoin de beauté se manifeste en tout, c'est-à-dire, pas seulement dans ce qu'on appelle les Beaux-arts, ou le culturel. Dès que l'homme crée une activité, il y met plus que l'utile ou le fonctionnel. Plus l'industrie se développe, plus se développe l'esthétique industrielle. Quel que soit le goût de l'ornement, il témoigne de ce désir de l'homme de mettre du beau dans son œuvre Dans une civilisation harmonieuse, le beau est présent sous toutes ses formes, pour combler tous les hommes, même les plus humbles. Le beau est présent dans l'art culinaire, comme dans le profil d'une voiture. Il est présent dans les carrés du potager ou aux balcons des villes. Il est présent dans un geste de courtoisie, comme dans une parole d'amour. Il est présent dans une chanson, comme il est présent dans tout ce qui se voit, ce qui se touche, ce qui s'entend, ce qui se respire, dans tout ce qui se goûte et il est présent dans tout ce qui élève : « Pourquoi devant une action morale ou un sacrifice héroïque, devant ces sommets du bien - ne disons nous pas: voilà une bonne action, mais cela est beau! A partir d'une certaine hauteur, le langage de la morale débouche spontanément sur celui de l'esthétique.» (G.Thibon Echelle de Jacob)

Pour tous

La beauté n'est pas réservée à une élite culturelle, à une coterie d'esthètes, à des happy few culturés. Où en tout cas, pas seulement à eux. Tous les hommes ont soif de beau, ont besoin de beau, ont droit au beau. Les sociétés qui négligent le besoin de beau de l'homme, voient se créer une insatisfaction générale, diffuse, mal perçue, qui aboutit à la violence. Témoins: ces cités sans âme, véritables déserts humains. Quotidiennement des foules s'y côtoient, vivent dans le laid, dans l'inhumain. Les équipements sociaux, les terrains de sport auront beau se multiplier, rien n'empêchera que les hommes soumis à une vie, dans un univers de laideur, ne s'abandonnent plus facilement à la violence, à la délinquance, au vandalisme. La laideur cultive la haine :« Ils se haissent parce qu'ils ont froid, car la haine n'est jamais qu'insatisfaction» disait Saint- Exupéry(6).

Toujours

Si loin que l'on remonte, l'homme marque sa présence par une activité esthétique: grottes de Lascaux, objets funéraires, bijoux en sont les témoignages. Le goût du beau vient du plus profond des âges et laisse trace dans toutes les civilisations; on ne peut que constater l'universalité d'un tel sentiment.

 

  1. Le beau dans la liturgie

 

Ce qui faisait dire au Cardinal Ratzinger : •• La richesse liturgique n'est pas la richesse de quelque caste sacerdotale •.c'est la richesse de tous, des pauvres aussi, qui la désirent en fait et ne s'en scandalisent absolument pas. Toute l'histoire de la piété populaire prouve que même les plus dépourvus ont toujours été instinctivement et spontanément disposés à se priver même du nécessaire afin de rendre honneur, par la beauté, sans avarice aucune, à leur Seigneur et Dieu... Non, les Chrétiens ne doivent pas se contenter de peu •.ils doivent continuer à faire de leur église un foyer du beau· donc du vrai • sans quoi le monde devient le premier cercle de l'enfer •• Entretien sur la foi p.155.

 

 

 

  1. La guerre culturelle

 

C'est Antonio Gramsci qui a défini les fondements politiques de la guerre culturelle. et c'est le mouvement surréaliste qui l'a pratiquement réalisée.

Pour Gramsci. fondateur puis dirigeant du Parti Communiste Italien. mort en 1937, à quarante-six ans, après onze années de prison, il faut distinguer fondamentalement la société politique et la société civile. La société politique - l'Etat et les institutions - ne peut diriger durablement sans l'appui de la société civile. faite de l'ensemble du domaine intellectuel. religieux et moral, c'est-à-dire le domaine culturel. l'Etat doit pouvoir s'appuyer sur une idéologie implicite, sur des valeurs communément admises et considérées comme allant de soi. C'est pourquoi chercher à passer au socialisme en ne s'intéressant qu'à la conquête de la société politique est une erreur. Quand on veut atteindre un Etat, c'est d'abord ses fondements culturels qu'il faut saper. Lorsque la société civile est forte, comme c'est le cas des sociétés occidentales, la prise du pouvoir politique nécessite au préalable la prise du pouvoir idéologique et culturel.

C'est pourquoi, conclut-il, le passage au socialisme exige la transformation préalable des esprits, ce qui est l'objet de la guerre culturelle. Mao disait en ce sens que pour vaincre l'ennemi, une armée au sens classique du mot ne suffisait pas. Il fallait aussi "une armée de la culture" (14).

Transformer les esprits, cela suppose de changer leurs valeurs de référence, leurs critères de jugement, leurs mœurs. Cela exige de leur faire oublier leurs traditions et leur culture. Historiquement ce fut le rôle du surréalisme. Bien sur, il ne fut pas le seul à entreprendre ce combat: d'autres mouvements avant lui, ou en même temps que lui. le firent: mais par le biais culturel qu'il choisit pour le mener, par l'emprise qu'il eut sur le monde intellectuel, par le succès qu'il rencontra il y joua un rôle déterminant.

Créé en 1924 par André Breton. le mouvement surréaliste se donne un objectif: "changer la vie", Contrairement à ce que l'on croit trop souvent, il n'était pas d'abord une école artistique comme il y en eut tant d'autres. Tendant ••de toutes ses forces à l'accomplissement de la révolution ••(15), il eut l'idée d'utiliser l'art pour y parvenir.

A travers lui, il entend ••miner les digues mentales édifiées pendant vingt siècles de civilisation occidentale et chrétienne" (16), et détruire les structures morales, sociales ou intellectuelles, par nature répressives, auxquelles elle a donné naissance .

••Tout est à faire, dit Breton, tous les moyens doivent être bons à employer pour ruiner les idées de famille, de patrie, de religion •• (17).

Pratiquement, cette attaque se déroule sur trois plans : la raison, les valeurs culturelles, les mœurs.

••La raison, voilà le pire ennemi de l'esprit ••

(18). Ce sentiment ••était commun à tous les surréalistes dès le début du mouvement« (18).

Tour à tour qualifiée de ••prostituée«, de ••vieille pimbêche«, de ••pionne salissant tout de prudence réaliste ••, elle était le premier verrou à faire sauter, parce qu'elle ••figeait la représentation du monde dans une série d'antinomies – le réel et le possible, l'action et le rêve, la normalité et la folie - qui constituent l'appareil du conservatisme social« (18).

A la logique, ••la plus haïssable des prisons •• selon l'expression d'André Breton, doit se substituer l'imagination ••que chacun porte en soi« et qui est ••seule capable de lever l'interdit du domaine où, sans elle, on n'entre pas •• (19). C'est pourquoi, opposant ••l'écriture inspirée •• à la ••littérature de calcul« Breton ne compte de création authentique que dans la spontanéité absolue. L'art ne s'apparente pas au divertissement - la création artistique doit avoir une portée révolutionnaire - et il n'a pas ••partie liée avec la recherche de la perfection. Dans l'acte créateur, les surréalistes refusent toute idée de contrôle, .d'effort. de travail. Ils récusent l'acte lucide et réfléchi, la poursuite obstinée de la forme parfaite •• (20).

Affranchie de la raison, l'imagination permettra d'atteindre une autre connaissance, envisagée ••comme le moyen d'opérer une transgression, de subvertir les lois du Vrai, du Beau et du Bien•• (21) ancrées au cœur de l'homme. Ce qui importe, dit Breton, c'est ••de passer outre à l'insuffisante. à l'absurde distinction du beau et du laid, du vrai et du faux, du bien et du mal« (22).•• Nous concourons. complète Paul Eluard, à la ruine de la bourgeoisie, à la ruine de son bien et de son beau. C'est ce bien, c'est ce beau asservis aux idées de propriété, de famille. de religion, de patrie que nous combattons ensemble •• (23).

Conclusion

comme le moyen d'opérer une transgression, de subvertir les lois du Vrai, du Beau et du Bien•• C'est la conclusion partielle, il y a un lien évident entre le vrai, le beau et le bien, plutôt que de vous l'asséner sans démonstration au début de mon exposé, j'ai préféré le faire dire par un adversaire. Guerre culturelle donc, mais pour faire la guerre il faut être deux. Avons nous envie de nous battre ? quels sont nos moyens ? Je vous en propose un "apprendre à voir".

 

14 Mao Tsé Toung. Bulletin de l'Associa/Ion des Amitiés Franco chinoises. octobre 1967. p.6.

15 Tzara. in le Surréalisme, Henri Béhar et Michel Carassou. Le Livre de Poche. p. 83.

16 le Surréalisme, .Ibid. p. 71.

17 André Breton. cité par Alfred Sauvy in Humour et politique. Calmann-Lévy. p. 212.

18 le Surréalisme. lbid. pp. 159 à 161.

19 Ibid. p. 162.

20 Ibid. p. 77.

21 Ibid. p. 157.

22 André Breton. Ibld; p. 19.

23 Paul Eluard. ,bld, p. 76.

24 Tarkovsky parle. le Figaro Magazine. 25-10-1986.

25 Jean-Marie Domenach. lExpanSlon. 1-05-1987.

26 le Surréalisme. ibid. p. 121

27 le Surréalisme. Ibld. p. 124.

26 F. Fellini. Valeurs Actuel/es. 13-01-1987.

29 LoUIS Mermaz. Europe t. le 3 JUillet , 983.

30 Jean AnOUilh. le Figaro MagazIne. 22-03-1986.

31 Celte heureuse expression est. de Louis Pauwels. Le Figaro Magazine. 7-o2-1987.

 

"Du ,moment, que l'art n'est plus, l'aliment qui nourrit  les meilleurs, l'artiste peut exercer son talent en toutes les tentatives de nouvelles formules, en tous les caprices de la fantaisie, en tous les expédients du charlatanisme intellectuel. Dans l'art, le peuple ne cherche plus consolation et exaltation; mais les raffinés, les riches, les oisifs, les distillateurs de quintessence cherchent le nouveau, l'étrange, l'original, l'extravagant, le scandaleux. Et moi-même, depuis le cubisme et au delà, j'ai contenté ces maîtres et ces critiques, avec toutes les bizarreries changeantes qui me sont passées en tête, et  moins ils les comprenaient, et plus ils m'admiraient. A  force de m'amuser à tous ces jeux, à  toutes ces fariboles, à tous ces casse-tête, rébus et arabesques,  je suis devenu célèbre, et très rapidement. Et la célébrité signifie pour un peintre : ventes, gains, fortune, richesse. Et, aujourd'hui, comme vous· savez, je suis célèbre, je suis riche.  Mais  quand je suis seul à seul avec moi-même, je n'ai pas le courage de me considérer comme un artiste dans le sens grand et antique du mot. Ce furent de grands peintres que Giotto, le Titien, Rembrandt et Goya; je suis seulement un amuseur public qui a compris son temps et  a épuisé, le mieux' qu'il 'a pu l'imbécillité, la vanité, la cupidité de ses contemporains. C'est une amère confession que la mienne, plus douloureuse qu'elle ne peut sembler, mais elle a le mérite d'être sincère. Picasso, confession à l'écrivain italien Giovanni Papini publiée en 1952 à Rome dans le Libro Nero. (Cité par la "rue des Renaudes")