Le BEAU
Qu'est donc le beau ?
S'il est ce que chacun ose
en dire, sans qu'aucune autre norme soit nécessaire, il est clair qu'un pareil
argument, loin d'être une définition du beau, en détruit le concept; les
innombrables contradictions qui se manifestent à son égard rendant impossible
la moindre formulation. S'il n'est
de beau que selon le goût de chacun, loin de le définir, cela le rend vain.
Tout comme serait vain le code de la route s'il était ramené à la libre
fantaisie manœuvrière de chaque conducteur. Il faudrait, dans ce cas, non dire
qu'il est affaire de goût individuel. Il faudrait dire que le code de la route
a cessé d'exister. Une norme qui change et peut changer d'un individu à l'autre
n'est pas une norme. Elle n'est rien. Dire que le beau tient seulement à
l'opinion que chacun s'en fait, revient à dire que le beau n'existe pas. Et si
l'on veut être honnête, ce n'est pas: «ceci est beau» qu'il faut dire, mais:
«ceci me plaît ». Simple formule de goût. Expression d'un sentiment strictement
individuel. Tel qu'il ne concerne que celui qui l'éprouve. (Jean Ousset)
Mais qu'est-ce que le beau?
Y a-t-il de cette notion une approche objective?
Les philosophes nous disent
que « Le beau est l'éclat du vrai », que « La beauté n'est pas un
ornement surajouté, mais l'être même dans sa plénitude, que la beauté
c'est la plénitude de l'être », que « L'être est toujours une splendeur,
une participation à la splendeur divine». Magnifique, splendide,
extraordinaire, merveilleux, génial, super, tels sont les superlatifs
qui viennent aux lèvres quand on se trouve en présence du beau. On
exprime ainsi un sentiment de plénitude absolue et un désir de contempler
un moment de perfection dont on souhaiterait qu'il se prolonge. On
s'arrête, on voudrait fixer cet instantané de beauté sur la pellicule ou
la bande magnétique. On ne se lasse pas d'admirer en silence, ou de se répandre
en exclamations, selon le tempérament.
Cette idée de plénitude
nous paraît incontestable chaque fois qu'à tort ou à raison quelqu'un parle de
«beau ». Idée de plénitude qui est remarquable dans les expressions si
évocatrices du langage familier: «une belle grimace» - «une belle canaille» - «
un beau massacre» - « un beau chahut» - «il est bel et bien ruiné ». Les
médecins ne parlent-ils pas d'un «beau cas », d'une «belle cirrhose ». Notion
de plénitude toujours !
Que voulons-nous dire, en
effet, quand nous parlons d'une « belle grimace », sinon qu'elle est pleinement
grimace, affreuse, déformante à souhait. L'état de celui qu'on déclare «bel et
bien ruiné» étant qu'il l'est totalement, désormais sans un sou. Pour ce qui
est d'une «belle canaille », même idée de surabondance dans
« Il faut qu'une belle porte soit d'abord une porte.
Si un siège n'est point fait pour qu'on y soit bien assis, il ne sera jamais
beau. L'utile va toujours devant, et l'artiste est d'abord artisan ... Le beau
ne fleurit que sur l'utile ... » Alain, Préliminaires à l'esthétique, p.176.
Le joli ne s'adresse qu'à
l'œil, c'est un plaisir sensuel.
Pour Jean Ousset un objet
peut être beau sans être joli et inversement.
Soit l'exemple d'un champ de blé plein de bleuets,
chardons, coquelicots et autres fleurs sauvages. « Que c'est beau ! » s'écrie
le citadin. Erreur! Un tel champ de blé peut offrir aux yeux un jeu de couleurs
agréables. Un paysan, pourtant, ne dira jamais que c'est là un beau champ de
blé, parce que le paysan sait que ces fleurs, si admirées des touristes en vacances,
sont en réalité de mauvaises herbes, parasites menaçant la moisson.
Nul doute que si un champ de blé avait pour fin de «
faire joli» dans le paysage, coquelicots, chardons et bleuets en seraient les
accessoires obligés. Mais qui osera dire que ce soit là le but de celui qui
laboure et qui sème? Un «beau» champ de blé est donc un de ces champs où
n'apparaît que le blond des épis ondulant comme une mer au souffle du vent.
«C'est beaucoup moins joli », diront les midinettes! Elles ont peut-être
raison. Et encore! La difficulté est-elle si grande qui consiste à trouver
belle, incomparablement, l'homogène frondaison des épis dans leur moire d'or?
Sens du beau qui enivre non plus les sens mais l'âme.
On pourrait sans doute
raisonner pareil pour la musique….
Si nous étions menés simplement par la nécessité de
nous vêtir et de nous nourrir, nous n'aurions jamais dépassé le stade de
l'homme des cavernes. La part de nécessité devient très réduite, et la part de
plaisir de plus en plus grande au fur et à mesure que la civilisation progresse.
Il y a donc à la racine de l'activité de l'homme une autre dimension qui est le
goût du gratuit, de la qualité, le goût de cette surabondance ou de cette
plénitude qui s'appelle magnificence ou encore beauté. Rien n'est plus
universel que ce désir. Rien n'est plus humain. On le retrouve partout, en
tout, pour tous, toujours.
Partout
Le besoin de la beauté
n'est pas réservé à quelques nations qui sont culturellement riches ou
développées. L'homme met son amour dans toutes ses activités et crée ainsi de
Ainsi, par le beau, par
dessus les diversités des cultures et des civilisations est le lien qui
transcende les nations, et le sentiment dans lequel l'humanité entière peut
communier.
En tout
Le besoin de beauté se
manifeste en tout, c'est-à-dire, pas seulement dans ce qu'on appelle les Beaux-arts,
ou le culturel. Dès que l'homme crée une activité, il y met plus que
l'utile ou le fonctionnel. Plus l'industrie se développe, plus se développe
l'esthétique industrielle. Quel que soit le goût de l'ornement, il témoigne de
ce désir de l'homme de mettre du beau dans son œuvre Dans une civilisation
harmonieuse, le beau est présent sous toutes ses formes, pour combler tous les
hommes, même les plus humbles. Le beau est présent dans l'art culinaire, comme
dans le profil d'une voiture. Il est présent dans les carrés du potager ou aux
balcons des villes. Il est présent dans un geste de courtoisie, comme dans une
parole d'amour. Il est présent dans une chanson, comme il est présent dans tout
ce qui se voit, ce qui se touche, ce qui s'entend, ce qui se respire, dans tout
ce qui se goûte et il est présent dans tout ce qui élève : « Pourquoi
devant une action morale ou un sacrifice héroïque, devant ces sommets du bien - ne
disons nous pas: voilà une bonne action,
mais cela est beau! A partir d'une certaine hauteur, le
langage de la morale débouche spontanément sur celui de l'esthétique.» (G.Thibon Echelle
de Jacob)
Pour tous
La beauté n'est pas réservée
à une
élite culturelle, à une coterie d'esthètes, à des happy few culturés. Où
en tout cas, pas seulement à eux. Tous les hommes ont soif de beau, ont besoin de
beau, ont droit au beau. Les sociétés qui négligent le besoin de beau de
l'homme, voient se créer une insatisfaction générale, diffuse, mal perçue, qui
aboutit à la violence. Témoins: ces cités sans âme, véritables déserts humains.
Quotidiennement des foules s'y côtoient, vivent dans le laid, dans l'inhumain.
Les équipements sociaux, les terrains de sport auront beau se multiplier, rien n'empêchera
que les hommes soumis à une vie, dans un univers de laideur, ne s'abandonnent plus
facilement à la violence, à la délinquance, au vandalisme. La laideur cultive la haine
:« Ils se haissent parce qu'ils
ont froid, car la haine n'est jamais qu'insatisfaction» disait Saint- Exupéry(6).
Toujours
Si loin que l'on remonte,
l'homme marque sa présence par une activité esthétique: grottes de Lascaux,
objets funéraires, bijoux en sont les témoignages. Le goût du beau vient du
plus profond des âges et laisse trace dans toutes les civilisations; on ne peut
que constater l'universalité d'un tel sentiment.
Ce qui faisait dire au
Cardinal Ratzinger : •• La richesse liturgique n'est pas la richesse de
quelque caste sacerdotale •.c'est la richesse de tous, des pauvres aussi, qui
la désirent en fait et ne s'en scandalisent absolument pas. Toute l'histoire de
la piété populaire prouve que même les plus dépourvus ont toujours été
instinctivement et spontanément disposés à se priver même du
nécessaire afin de rendre honneur, par la beauté, sans avarice aucune, à leur
Seigneur et Dieu... Non, les Chrétiens ne doivent pas se contenter de
peu •.ils doivent continuer à faire de leur église un foyer du beau·
donc du vrai • sans quoi le monde devient le premier cercle de l'enfer ••
Entretien sur la foi p.155.
C'est Antonio Gramsci qui a
défini les fondements politiques de la guerre culturelle. et c'est le mouvement
surréaliste qui l'a pratiquement réalisée.
Pour Gramsci. fondateur
puis dirigeant du Parti Communiste Italien. mort en 1937, à quarante-six ans,
après onze années de prison, il faut distinguer fondamentalement la société politique
et la société civile. La société politique - l'Etat et les institutions - ne
peut diriger durablement sans l'appui de la société civile. faite de l'ensemble
du domaine intellectuel. religieux et moral, c'est-à-dire le domaine culturel.
l'Etat doit pouvoir s'appuyer sur une idéologie implicite, sur des valeurs
communément admises et considérées comme allant de soi. C'est pourquoi chercher
à passer au socialisme en ne s'intéressant qu'à la conquête de la société
politique est une erreur. Quand on veut atteindre un Etat, c'est d'abord ses
fondements culturels qu'il faut saper. Lorsque la société civile est forte, comme
c'est le cas des sociétés occidentales, la prise du pouvoir politique nécessite
au préalable la prise du pouvoir idéologique et culturel.
C'est pourquoi, conclut-il,
le passage au socialisme exige la transformation préalable des esprits, ce qui
est l'objet de la guerre culturelle. Mao disait en ce sens que pour vaincre
l'ennemi, une armée au sens classique du mot ne suffisait pas. Il fallait aussi
"une armée de la culture" (14).
Transformer les esprits,
cela suppose de changer leurs valeurs de référence, leurs critères de jugement,
leurs mœurs. Cela exige de leur faire oublier leurs traditions et leur culture.
Historiquement ce fut le rôle du surréalisme. Bien sur, il ne fut pas le seul à
entreprendre ce combat: d'autres mouvements avant lui, ou en même temps que
lui. le firent: mais par le biais culturel qu'il choisit pour le mener, par
l'emprise qu'il eut sur le monde intellectuel, par le succès qu'il rencontra il
y joua un rôle déterminant.
Créé en 1924 par André
Breton. le mouvement surréaliste se donne un objectif: "changer la
vie", Contrairement à ce que l'on croit trop souvent, il n'était pas
d'abord une école artistique comme il y en eut tant d'autres. Tendant ••de
toutes ses forces à l'accomplissement de la révolution ••(15),
il eut l'idée d'utiliser l'art pour y parvenir.
A travers lui, il entend ••miner
les digues mentales édifiées pendant vingt siècles de civilisation occidentale
et chrétienne" (16), et détruire les structures morales, sociales ou
intellectuelles, par nature répressives, auxquelles elle a donné
naissance .
••Tout est à faire, dit Breton, tous les moyens doivent
être bons à employer pour ruiner les idées de famille, de patrie, de
religion •• (17).
Pratiquement, cette attaque
se déroule sur trois plans : la raison, les valeurs culturelles, les mœurs.
••La raison, voilà le
pire ennemi de l'esprit ••
(18). Ce sentiment ••était
commun à tous les surréalistes dès le début du mouvement« (18).
Tour à tour qualifiée de ••prostituée«,
de ••vieille pimbêche«, de ••pionne salissant tout de prudence réaliste
••, elle était le premier verrou à faire sauter, parce qu'elle ••figeait
la représentation du monde dans une série d'antinomies – le réel et le
possible, l'action et le rêve, la normalité et la folie - qui constituent
l'appareil du conservatisme social« (18).
A la logique, ••la plus haïssable
des prisons •• selon l'expression d'André Breton, doit se substituer l'imagination
••que chacun porte en soi« et qui est ••seule capable de lever
l'interdit du domaine où, sans elle, on n'entre pas •• (19). C'est
pourquoi, opposant ••l'écriture inspirée •• à la ••littérature
de calcul« Breton ne compte de création authentique que dans la
spontanéité absolue. L'art ne s'apparente pas au divertissement -
la création artistique doit avoir une portée révolutionnaire - et il n'a
pas ••partie liée avec la recherche de
Affranchie de la raison,
l'imagination permettra d'atteindre une autre connaissance, envisagée ••comme
le moyen d'opérer une transgression, de subvertir les lois du Vrai, du Beau et du
Bien•• (21) ancrées au cœur de l'homme. Ce qui importe, dit Breton,
c'est ••de passer outre à l'insuffisante. à l'absurde
distinction du beau et du laid, du vrai et du faux, du bien et du mal« (22).••
Nous concourons. complète Paul Eluard, à la ruine de la bourgeoisie, à
la ruine de son bien et de son beau. C'est ce bien,
c'est ce beau asservis aux idées de propriété, de famille. de
religion, de patrie que nous combattons ensemble •• (23).
Conclusion
comme le moyen
d'opérer une transgression, de subvertir les lois du Vrai, du Beau et du Bien•• C'est la conclusion
partielle, il y a un lien évident entre le vrai, le beau et le bien, plutôt que
de vous l'asséner sans démonstration au début de mon exposé, j'ai préféré le
faire dire par un adversaire. Guerre culturelle donc, mais pour faire la guerre
il faut être deux. Avons nous envie de nous battre ? quels sont nos moyens ? Je
vous en propose un "apprendre à voir".
14 Mao Tsé
Toung. Bulletin de l'Associa/Ion des Amitiés Franco chinoises. octobre
1967. p.6.
15 Tzara. in
le Surréalisme, Henri Béhar et Michel Carassou. Le Livre de Poche. p.
83.
16 le Surréalisme,
.Ibid. p. 71.
17 André
Breton. cité par Alfred Sauvy in Humour et politique. Calmann-Lévy. p.
212.
18 le Surréalisme.
lbid. pp. 159 à 161.
19 Ibid. p. 162.
20 Ibid. p. 77.
21 Ibid. p. 157.
22 André
Breton. Ibld; p. 19.
23 Paul
Eluard. ,bld, p. 76.
24 Tarkovsky
parle. le Figaro Magazine.
25-10-1986.
25 Jean-Marie
Domenach. lExpanSlon. 1-05-1987.
26 le Surréalisme.
ibid. p. 121
27 le Surréalisme. Ibld. p. 124.
29 LoUIS
Mermaz. Europe t. le 3 JUillet , 983.
30 Jean
AnOUilh. le Figaro MagazIne. 22-03-1986.
31 Celte
heureuse expression est. de Louis Pauwels. Le Figaro Magazine. 7-o2-1987.
"Du ,moment, que l'art n'est plus, l'aliment qui nourrit les meilleurs, l'artiste peut exercer son
talent en toutes les tentatives de nouvelles formules, en tous les caprices de
la fantaisie, en tous les expédients du charlatanisme intellectuel. Dans l'art,
le peuple ne cherche plus consolation et exaltation; mais les raffinés, les
riches, les oisifs, les distillateurs de quintessence cherchent le nouveau,
l'étrange, l'original, l'extravagant, le scandaleux. Et moi-même, depuis le
cubisme et au delà, j'ai contenté ces maîtres et ces critiques, avec toutes les
bizarreries changeantes qui me sont passées en tête, et moins ils les comprenaient, et plus ils
m'admiraient. A force de m'amuser à tous
ces jeux, à toutes ces fariboles, à tous
ces casse-tête, rébus et arabesques, je
suis devenu célèbre, et très rapidement. Et la célébrité signifie pour un
peintre : ventes, gains, fortune, richesse. Et, aujourd'hui, comme vous· savez,
je suis célèbre, je suis riche.
Mais quand je suis seul à seul
avec moi-même, je n'ai pas le courage de me considérer comme un artiste dans le
sens grand et antique du mot. Ce furent de grands peintres que Giotto, le
Titien, Rembrandt et Goya; je suis seulement un amuseur public qui a compris
son temps et a épuisé, le mieux' qu'il
'a pu l'imbécillité, la vanité, la cupidité de ses contemporains. C'est une
amère confession que la mienne, plus douloureuse qu'elle ne peut sembler, mais
elle a le mérite d'être sincère. Picasso, confession à l'écrivain italien
Giovanni Papini publiée en 1952 à Rome dans le Libro Nero. (Cité par la "