La paternité de Saint Joseph

D'après "Les silences de Saint Joseph" P. Michel Gasnier O.P.

 

A vrai dire, nous ne savons pas grand-chose de saint Joseph, si nous nous en tenons aux évangiles: saint Marc n’en dit rien du tout, saint Jean ne le cite que deux fois (Jn 1,45 ; 6,42).

Matthieu et Luc qui nous parlent de l’enfance du Seigneur, seront les sources privilégiées. Mais les 25 citations en saint Luc et les 17 mentions en saint Matthieu ne nous fournissent guère d’éléments. Nous ignorons tout du lieu et de sa date de naissance et aucune parole de saint Joseph ne nous est transmise. « Joseph, l’époux de Marie, de laquelle est né Jésus» (Mt 1,16).

 

La Passion de Saint Joseph

 

« Marie, dit l'Évangile, resta chez sa cousine Élisabeth environ trois mois, puis elle revint dans sa maison. » Le texte laconique nous laisse le soin d'imaginer ce que put être ce retour. Elle revenait, heureuse de retrouver Joseph. Pourtant sa marche n'avait pas le même joyeux entrain qu'à l'aller. Elle savait qu'un long temps ne pouvait s'écouler avant que son fiancé ne s'aperçoive de son état et cette pensée lui causait une angoisse qu'elle ne surmontait qu'en chantant à la gloire de l'Être divin dont son corps était le temple, un cantique d'adoration, de confiance et d'abandon.

La voici de retour à Nazareth. Avec quel enthousiasme débordant Joseph l'accueille! Il est trop absorbé par sa joie pour remarquer quoi que ce soit. Cependant les signes de la future maternité de sa fiancée commencent à être visibles : certains symptômes la trahissent. L'événement ne soulève d'ailleurs dans le public de Nazareth d'autre réaction que celle de joyeux compliments adressés au jeune foyer.

Alors, soudain un drame éclate dans l'âme de Joseph. D'abord il hésite à croire. Il a envie de repousser les félicitations qu'on lui adresse comme de très blessantes injures. Mais il lui faut bien ajouter foi au témoignage de ses yeux. Il n'y a pas d'erreur possible. Les apparences sont là, nettes et brutales. Il ne peut plus douter: Marie porte en son sein un enfant. Et devant cette réalité manifeste, il s'effondre. Son esprit chavire comme dans un abîme d'agonie ou il se débat. Suspecte-t-il la vertu de Marie? Certains Pères de l'Église, et non des moindres, en acceptent l'hypothèse : saint Justin, saint Jean Chrysostome, saint Ambroise, saint Augustin. Pour notre part, nous l'écartons: il nous répugne de penser que la virginité de Marie ait pu être blessée même de façon fugitive dans l'esprit de Joseph par un soupçon, et nous préférons de beaucoup l'opinion de saint Jérôme, qui écrit magnifiquement: « Joseph, connaissant la vertu de Marie, enveloppe de silence ce dont il ignorait le mystère. »

Comment aurait-il douté de l'innocence de sa fiancée? La croire coupable d'une faiblesse? Il repousse cette pensée comme un crime. Il aurait cru plus aisément celui qui lui aurait dit que le Jourdain était remonté à sa source ou que les montagnes de l'Hermon s'étaient soudain évanouies. L'innocence de Marie éclate en tous ses gestes, en toutes ses paroles. Elle est toujours aussi simple, aussi candide, aussi dévouée! Elle continue avec une aisance tranquille à vaquer à ses occupations sans apparence de détours, d'artifice ou de duplicité. Aucune inquiétude, aucune lueur équivoque ne viennent ternir la sérénité de son sourire ou l'ingénuité de son visage. Quand elle vient vers lui, elle le regarde de ses yeux profonds plus remplis d'amour et de loyauté encore qu'autrefois, et elle lui tend les mains avec son aisance habituelle. Non, ce n'est pas une coupable qu'il a devant lui. D'ailleurs ne se rappelle-t-il pas son vœu de virginité dont elle lui a fait la confidence? Mais pourquoi ne lui dit-elle rien? Pourquoi garde-t-elle le silence? N'a-t-il pas le droit, lui, de savoir la vérité?

D'un mot, Marie aurait pu le rassurer et mettre une joie infinie là où régnait l'angoisse. Si elle ne parle pas, c'est qu'elle n'a pas reçu l'ordre de découvrir le secret. Elle pense justement qu'il y a une haute et délicate convenance ce que la confidence ne vienne pas d'elle: il faut à Joseph le témoignage de Dieu lui-même; elle est assurée que Dieu parlera en temps convenable. En attendant, elle prie et s'abandonne à la Sagesse divine. Cet abandon n'empêche pas d'ailleurs sa souffrance. Si elle garde le silence, c'est par foi héroïque et non de gaieté de cœur. Elle n'ignore rien de la détresse où se débat son fiancé. Elle voit la profondeur de son angoisse et par contrecoup elle la subit elle-même, vivant son premier mystère douloureux. Elle discerne sur son front plissé, sur ses traits amaigris et ravagés une sorte de désespoir d'autant plus profond qu'il ne peut s'en ouvrir à personne. La fièvre se lit dans ses yeux cernés de fatigue. Elle devine qu'il passe des nuits affreuses et sans sommeil.

Elle le voit se traîner à son travail. Et cependant, elle continue de garder le silence, acceptant l'atroce pensée que Joseph peut -être s'arrête à des soupçons qui l'atteignent à l'endroit de cette virginité qu'il a si saintement respectée. Et de fait dans l'esprit de Joseph, se déroule un tragique débat. Jamais situation plus poignante ne fut imposée par Dieu à une âme supérieure en sainteté, aimée par lui d'un amour de prédilection. À longueur de journées et de nuits, il lutte avec l'énigme et retourne le problème qui lui paraît insoluble. Chaque heure qui passe resserre l'étau qui étreint son cœur.

Il a d'abord pensé à interroger Marie. Il a essayé plusieurs fois de lui parler. Mais il n' y est pas parvenu. Les mots qu'il avait préparés pour amorcer le dialogue sont restés dans sa gorge. D'ailleurs, il se dit que le silence de sa fiancée renferme un mystère dont il ne se croit pas le droit de soulever le voile. Il se sent pris entre la double impossibilité de garder Marie et de la condamner. Sa loyauté lui interdit autant de la conserver pour épouse que de l'exposer au décri public.

Il n'ignore pas la règle de fer dictée par Moïse qui en pareille circonstance lui ordonne de faire appel au tribunal de la justice. Mais il sait Marie innocente et il cherche le moyen de lui rendre sa liberté tout en sauvegardant son honneur.

D'une part, il ne peut la conserver, car il se met en opposition avec la Loi. Il n'a aucun droit sur le fruit qu'elle porte en sa chair et dont elle lui cèle l'origine. Il ne veut pas se rendre solidaire d'un mystère auquel il est étranger. Il ne peut envisager de bâtir son mariage sur un mensonge.

D'autre part, il ne veut pas non plus traiter Marie à la manière de ces adultères que désigne la Loi. Le texte de l'Évangile est formel. C'est parce qu'il est juste qu'il ne veut pas traduire devant les juges sa fiancée: elle est engagée dans un mystère qu'il ne lui appartient pas de démêler, un mystère qu'il pressent venir de Dieu. Alors, il ne lui reste plus qu'un parti à prendre, au risque de se diffamer lui-même. C'est un parti qui lui semble sauvegarder à la fois l'honneur qui est dû à Marie et l'obéissance qu'il doit à la Loi. Il se séparera de Marie, non par dépit, mais par respect d'un mystère qui ne lui est pas dévoilé. Il ne lui reste plus qu'à quitter sa jeune femme, après lui avoir rendu son anneau, après avoir repris ses présents de fiançailles, et à s'enfuir secrètement. On l' accusera peut-être de lâcheté, mais il vaut mieux que ce soit lui qu'on accuse.

Il a tardé longtemps à exécuter son dessein. Il l'a remis de jour en jour. Mais la situation ne peut durer davantage. Son sacrifice est accepté, un sacrifice aussi poignant que celui qui fut demandé à Abraham le jour où il devait immoler son fils Isaac. Sa décision est prise. Il a préparé le paquet de ce qu'il va emporter. Il est résolu à partir avant la fin de la nuit.

« Seigneur, dit-il peut-être, en s'étendant sur sa couche pourquoi m'avez-vous abandonné? Pourquoi permettez- vous que je subisse un tel martyre? » Parce que vous étiez agréable à Dieu, ô Joseph, il fallait que la tentation vous éprouvât. Parce que dans la pensée du Très Haut, vous deviez être un jour l'avocat des causes désespérées, celui vers qui les âmes endolories se tourneraient aux heures ténébreuses et écrasantes, il fallait que vous en ayez vous-même l'expérience.

 

En attendant de partir secrètement, il s'est étendu sur sa natte. Dieu permet que le sommeil finisse par l'envahir. Au cours de ce sommeil, soudain, un ange du Seigneur lui apparaît. Il semble raisonnable de présumer que cet ange n'est autre que celui-là même qui était apparu à Marie pour lui annoncer la conception du Sauveur, ce Gabriel qui était désigné comme exécuteur de toutes les démarches concernant le mystère de l'Incarnation. «Comme Joseph avait formé ce dessein, nous dit l'Évangile de saint Matthieu, voici qu'un ange du Seigneur se montra à lui en songe et lui dit: Joseph, fils de David, ne crains pas de prendre avec toi Marie pour épouse, car ce qui est engendré en elle vient du Saint Esprit. Elle enfantera un fils et tu lui donneras le nom de Jésus, car il rachètera son peuple de ses péchés. »

 

« Joseph, fils de David », lui dit l'ange. Le pauvre charpentier de village, conscient seulement de sa petitesse, est interpellé avec égards. On le salue comme le descendant des rois. On lui donne son titre de noblesse. Car c'est le moment pour lui de se faire une âme royale et de se souvenir que des promesses ont été adressées autrefois à David, son aïeul, promesses qui ont commencé de recevoir leur accomplissement. « Ne crains pas de prendre chez toi Marie ton épouse. »

Si Joseph se préparait à quitter Marie, ce n'était pas par indignation ou dépit, mais par crainte. Il craignait en la gardant de paraître assumer une paternité à laquelle il n'avait pas droit et de s'immiscer indiscrètement dans un mystère qui ne le concernait pas, et d'offenser ainsi le Seigneur.

«Car ce qui est engendré en elle vient du Saint-Esprit. » Cette phrase donne l'explication de l'énigme et révèle la grandeur prodigieuse de ce qui s'est accompli dans le sein de Marie. C'est une conception qui a pour auteur l'Esprit Saint lui-même. L'Éternel est intervenu là où ni la chair ni le sang ne pouvaient avoir aucune place.

« Elle enfantera un fils auquel tu donneras le nom de Jésus, car il rachètera son peuple de ses péchés. »Bien que Joseph n'ait eu aucune part en cette conception, il ne devra pas se considérer comme un étranger à l'égard de l'enfant qui naîtra. On lui annonce au contraire qu'il exercera les droits et l'office d'un vrai père, plus spécialement celui d'imposer un nom à l'enfant. Ce nom désignera sa mission, car Jésus veut dire Sauveur: il vient en effet sur terre pour délivrer les hommes du pire esclavage: celui du péché. Et par là, il affirmera sa qualité divine, car qui peut guérir l'humanité de son péché, si ce n'est Dieu?

Joseph n'eut pas à dialoguer avec l'ange comme l'avait fait Marie au jour de l'Annonciation en demandant des éclaircissements. Lui, reçoit le message de Dieu sans qu'il soit besoin de parlementer. On se contente de dissiper ses craintes et de requérir son concours. On le considère avant la lettre comme le centurion de l'Évangile à qui on dicte une tâche, assuré qu'il n'y aura en lui aucune résistance. C'est d'ailleurs durant son sommeil que la vision se produit. Mais nous devons croire que c'est une vision du genre prophétique qui ne laisse place ni à l'illusion ni au doute. Qui porte en elle-même la certitude d'un authentique message de Dieu. Joseph est assuré qu'il n'a pas rêvé. Ce qu'il a entendu, c'est Dieu qui le lui a dit par l'entremise d'un ange.

Alors le choc de bonheur qu'il en ressent secoue tout son être et l'éveille sans tarder. Une allégresse débordante l'envahit qui est à la mesure des angoisses qu'il a ressenties. Les ombres s'évanouissent, l'orage se dissipe. Les fers qui enserraient son cœur comme dans un étau se brisent, et, libéré de sa torture, il jubile, il exulte. Tout s'éclaire à ses yeux, tout devient splendeur. Il réalise que Dieu lui confie non seulement ce qu'il y a de plus précieux sur terre, mais, nous dit Mgr Gay, « ce qui dépasse le prix de tous les univers possibles ».

Il comprend que l'enfant qui a pris chair dans le sein de sa fiancée, c'est le Messie pour la venue duquel il a tant prié. Il se rappelle le texte d'Isaïe: « Une vierge concevra et enfantera un fils. » Ainsi donc, c'est Marie qui est cette vierge prophétisée, et il ne s'en étonne pas. Plus que quiconque il connaît sa vertu et sa sainteté. Elle est digne d'être le sanctuaire du Très-Haut.

 

Quelle Paternité pour Saint Joseph ?

 

Saint Augustin écrit: « Ne craignons pas de tracer la généalogie de Jésus par la ligne qui aboutit à Joseph, car de même qu'il est époux-vierge, ainsi est-il père-vierge. Ne craignons pas de placer le mari avant l'épouse, selon l'ordre de la nature et la loi de Dieu. Si nous venions à écarter Joseph pour faire mention seulement de Marie, il nous dirait avec raison: "Pourquoi me séparez-vous de mon épouse? Pourquoi ne voulez-vous pas que la généalogie de Jésus aboutisse à moi ?" Lui dirions-nous: "Parce que tu n'as pas engendré par l'œuvre de la chair". Il nous répondrait: "Et Marie, a-t-elle engendré par l'œuvre de la chair?  Ce que le Saint Esprit a opéré en elle, il l' a opéré pour tous les deux." »

 

« Ton père et moi, nous te cherchions pleins d'angoisse. » (Lc 2, 48)

Saint Luc semble prendre une certaine complaisance à donner à Joseph le nom de père de Jésus et à l'unir: même à celui de Marie sous l'appellation commune «ses parents ». Cet évangéliste qui avait été le confident de Marie, connaissait pourtant plus que quiconque tout ce qui concernait la naissance du Messie et savait parfaitement que Joseph n'était pas père par génération charnelle. Ce ne pouvait être, remarque Suarez, que par inspiration spéciale de Dieu qu'il en usait ainsi.

D'ailleurs l'expression dont se sert saint Luc, nous la trouvons sur les lèvres de Marie elle-même. Lorsqu'elle retrouve Jésus au Temple, nous l'avons entendu prononcer ces mots: « Pourquoi nous as-tu fait cela? Ton père et moi, nous te cherchions pleins d'angoisse. » Elle n'hésite pas, en parlant de son époux, à lui donner le titre de «père ». C'était là sans doute l'appellation dont elle se servait habituellement dans l'intimité du foyer de Nazareth. Mais elle ne craint pas - elle, la Vierge très prudente - de la redire publiquement devant les Docteurs de la Loi.

Ah ! c'est que profondément éclairée sur le mystère de l'Incarnation, elle ne se croit pas le droit de cacher en cette occasion solennelle, cette vérité que Joseph doit en toute sincérité être dit: père de Jésus.

Il importe que nous cherchions de quelle manière ce titre lui revient et à dégager la réalité qui se cache sous ce mot.

On distingue habituellement deux sortes de paternité: la paternité naturelle qui comporte la transmission de la vie et dont résulte la venue au monde d'un être nouveau. Et la paternité d'adoption qui est une simple démarche par laquelle un homme déclare vouloir reconnaître et accepter légalement comme sien un enfant engendré par un autre.

Cependant aucune de ces paternités ne convient absolument à Joseph. La première dit trop, la seconde pas assez.

Il est historiquement et théologiquement certain que Joseph selon le mode ordinaire et naturel n'est pas le père de Jésus, qui est sans père selon son humanité.

Est-il seulement son père adoptif ou son père « putatif » selon l'expression consacrée par l'usage et sanctionnée par la liturgie qui dit dans le chant d'entrée de la fête du 19 mars: « Adorons le Christ, fils de Dieu qui accepta de passer sur terre pour le fils de Joseph. » C'est le même terme dont les Souverains Pontifes se servent en maints documents officiels. Cependant les théologiens sont de plus en plus enclins et de plus en plus unanimes à déclarer que les expressions courantes: père putatif, père adoptif, père nourricier, sont trop minimisantes et ne disent qu'une vérité incomplète.

Ces titres, si honorables qu'ils soient, n'expriment qu'une paternité factice, fictive, une paternité d'emprunt, une sorte de simple gardiennage. Or la réalité dépasse ces qualificatifs: l'adoption par exemple, suppose essentiellement un étranger que par affection l'on choisit et que l'on traite comme fils. Or, à aucun moment, Jésus n'a été pour Joseph un étranger: des lors qu'il s'incarna en Marie, que celle-ci devint légitimement et divinement féconde, il appartint du même coup à Joseph, puisque l'époux et l'épouse, selon l'ordre voulu et établi par Dieu, ne font qu'un et que leurs biens sont communs. Il n'est sans doute pas facile de qualifier la paternité de

Joseph de manière précise: elle représente, si l'on peut dire, dans l' histoire de la paternité quelque chose d'unique, de spécial, d'original, qui requiert, si le vocabulaire en offre la possibilité, un titre nouveau s'adaptant à la fonction qu'il exerça. Rappelons-nous d'abord que la génération humaine de Jésus, dans la généalogie que les Évangiles nous livrent, se rattache à Joseph. Le fait mérite d'être souligné. Et n'hésitons pas à reprendre l'expression de Bossuet, lequel l'empruntait lui-même à saint Jean Chrysostome: «Dieu a donné à Joseph tout ce qui appartient à un père, sans léser

la virginité. »Autrement dit, Joseph n'a eu aucune part à la naissance naturelle de Jésus, mais cela excepté, sa paternité implique tous les privilèges, tous les devoirs, tous les droits qui au foyer reviennent normalement au père de famille, de sorte que le titre qui lui convient le mieux est

celui de père virginal de Jésus.

 

L'ange avait précisé: «Tu lui donneras le nom de Jésus ». Autrement dit: « Cet enfant n'a de père que Dieu. Mais Dieu te transmet ses droits. C'est donc toi qui es désigné pour lui servir de père. Tu auras pour lui un vrai cœur paternel et tu exerceras sur lui tes droits de père. »

 

La tâche paternelle de Saint Joseph.

 

En retrouvant Jésus au Temple, Marie s'était écriée « Mon fils, pourquoi nous as-tu fait cela? » Elle se nomme avec Joseph. Et comme s'il était à craindre que cet enfant ne saisisse pas qu'elle n'est pas seule a l' aimer et à avoir souffert dans son amour, elle accentue: « Ton père et moi, nous te cherchions pleins d'angoisse! » En répondant: «Ne saviez-vous pas que je me dois d'abord aux choses de mon Père », Jésus ne désavoue pas sa mère qui vient d'appeler Joseph « son père », mais il élève leur pensée vers son Père éternel, aux intérêts de qui il doit d'abord être appliqué tout entier. C'est la première fois qu'il fait mention de son Père des cieux mais avec quelle netteté!

Ni Marie ni Joseph ne l'interrogent davantage, bien que, nous dit l'Évangile, ils ne perçoivent pas tout le sens de la parole. Même sur le chemin du retour, ils vont se garder de le questionner Mais ils conservent le propos de Jésus dans leur cœur pour le méditer.

Comme Marie, Joseph s'enferma dans la réserve de la réflexion. Il comprit que la transcendance de son enfant venait de fulgurer. Plus que Marie encore, il sentit la nécessité de pénétrer cette réponse qui semblait vouloir détourner l'attention de lui, pauvre charpentier, pour évoquer la pensée de l'autre « père ».

Peut-être se reproche-t-il d'avoir jusqu'alors traité son fils trop familièrement. Il saisit mieux que Jésus est avant tout la vraie chose du Père des cieux à qui il appartient infiniment plus qu'à lui-même. Cependant la réponse de Jésus qui semblait vouloir le viser en soulignant la distance, va être suivie du spectacle d'une bouleversante soumission. Le recouvrement au Temple éclaire le mystère de Joseph, comme les noces de Cana nous apprendront le mystère de Marie. À Cana, le refus apparent de Jésus:« Que nous importe à toi et à moi? Mon heure n'est pas encore venue... », sera suivi de l'accomplissement d'un merveilleux miracle. Il semblera alors que Jésus n'aura voulu exposer d'abord l'impossibilité pour lui de répondre à la demande de sa mère que pour rendre plus éclatant le triomphe de sa prière.

 

Pareillement, à Jérusalem, la parole qu'entend Joseph et paraît le mettre à l'écart semble bien n'avoir été prononcée que pour rendre plus admirable la proclamation de l'Évangile qui suit immédiatement: «Il leur était soumis ». Jésus commence par se montrer maître de ceux qui ont charge officielle d'enseigner; il affine sa filiation divine et donc sa souveraine indépendance, mais ce n'est que pour mieux faire ressortir la perfection de l'obéissance dont il va nous donner l'exemple. Son occupation continuelle va être d'obéir exactement à tout ce qui lui est commandé. Il obéit plus spécialement à Joseph qui lui a été donné pour lui servir de père et qui est le chef de famille.

 

Jésus se montrait d'une soumission et d'une déférence respectueuse, d'une délicate prévenance, d'un dévouement empressé, d'une docilité totale. Il obéissait avec un naturel déconcertant. Jamais on ne vit enfant plus attentif aux conseils de son père ni plus modeste dans les questions qu'il lui posait: il l'honorait d'un culte religieux et filial, voyant en lui l'image de son Père des cieux.

 

Ce fut Joseph qui l'informa de tout ce que la tâche de sa paternité lui dictait d'enseigner à son fils. C'est par Joseph que Jésus s'enracina si profondément dans la lignée humaine, à ce point qu'il pourra plus tard se donner justement le titre de «Fils de l'homme ». Ce fut Joseph qui lui expliqua la Loi et l'initia au rituel, lui apprit l'histoire et les traditions de son peuple, les proverbes de sa race. Ce fut lui surtout qui lui apprit à prier, car c'était là en Israël l'obligation qui incombait en premier lieu au père. Il lui redisait les grandes consignes extraites des Livres saints:

« Le Seigneur notre Dieu est le seul Seigneur,

Tu dois aimer le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toutes tes forces.. .

C'est à Dieu qu'appartient le pays.

À Dieu qu'appartient son destin...

C'est le Seigneur notre Dieu

Qui nous a fait sortir d'Égypte

pour être notre vrai Dieu. »

Et Jésus prêtait une attention grave aux paroles de Joseph. Avec lui et avec Marie - qui jamais n'aurait eu l'idée de sortir de son rang de femme et de prendre la direction de la prière - chaque matin et chaque soir, sur un ton chantant, il récitait la profession de foi du pieux Israélite.

C'est encore Joseph qui, dès l'aube du sabbat, conduisait Jésus à la synagogue. Ils y entraient la tête couverte, les babouches aux pieds. Ils écoutaient les lectures du texte saint, le commentaire de la Loi, ils faisaient les prosternations d'usage et répondaient aux litanies. L'après-midi après avoir assisté a un nouvel office, ils allaient visiter les vieillards, les infirmes, les malades, les affligés, tous ceux-là dont Jésus proclamerait dans son sermon sur la montagne, la béatitude. Ou bien ils faisaient ensemble cette promenade coutumière qu'on appelait la promenade du sabbat, laquelle ne pouvait-être que courte, étant donné les exigences de la Loi. Joseph emmenait Jésus et Marie à travers les sentiers fleuris d' anémones. Il rendait son enfant attentif aux beautés et aux particularités de la création, et en tout ce qu'il disait, on sentait l'intention de susciter une pensée religieuse. Il lui montrait comment au printemps le figuier produit ses premiers fruits, comment il faut émonder la vigne pour la rendre plus riche en grappes. Il éveillait sa curiosité sur les brebis errantes, sur les vautours qui s'assemblent afin de dévorer leur proie, sur la solidité des maisons quand elles sont bâties sur le roc, sur la beauté des lys etc…

 

Conclusion

 

Ils sont trois d'une dignité très inégale mais l'ordre hiérarchique voulu par Dieu est excellemment observé : Joseph se soumet à la volonté divine. Marie est subordonnée à Joseph. Et Jésus obéit à la fois à Joseph et à Marie. La préséance est donc à l'inverse de la valeur d'excellence. Le dernier des trois en grandeur est le premier en autorité. Il s'agit d'un ordre conforme à la loi évangélique qui veut que les premiers soient les derniers et que les derniers soient les premiers... C'est une leçon que Dieu nous fait entendre que le pouvoir est moins un privilège qu'un service.

C'est Joseph qui est le représentant de l'autorité divine. Il se sait fort éloigné de son fils et de son épouse, et à la pensée de cette distance qui le sépare d'un Dieu et de la plus idéale des créatures, son esprit chavire. Pourtant quand l'heure est venue pour lui d'exercer son pouvoir, il ne ressent ni gêne ni hésitation.  Et c'est pareillement avec la même spontanéité que  Jésus et Marie se tournent vers lui comme vers celui qui est le chef désigné par Dieu pour leur communiquer ses consignes, et bien loin qu'ils croient déchoir en agissant ainsi, ils savent que c'est pour eux le moyen de communier davantage à la volonté du Père.